MÉLANIE ET MOI


MELANIE ET MOI
pour un comédien - durée 90 minutes

RÉSUMÉ DE L'ACTION :

Masculin est un jeune homme bizarre. Il vit seul, dans un appartement vide, meublé en tout et pour tout d'une chaise.
Cette chaise il l'appelle Mélanie.
Il entretient une étrange relation avec elle, il lui parle mais elle, bien sûr, ne répond jamais.
Alarmée par cette situation, madame Fifine, la concierge, décide d'intervenir.
Par son intermédiaire et celui de monsieur Bigoudi, vendeur de meubles, Masculin achète une autre chaise : Eugénie.
Lorsqu'il revient du travail, le lendemain, il trouve la nouvelle chaise sauvagement détruite. Il soupçonne Mélanie d'être l'auteur du meurtre. La situation se détériore et d'autres tentatives n'aboutissent qu'à des échecs.
Un jour, après plusieurs visites, monsieur Bigoudi propose d'acheter Mélanie. Masculin, dans un éclair de lucidité, la lui vend. C'est la délivrance. Masculin et Bigoudi fêtent cet instant joyeux au restaurant, mais, de retour à l'appartement, Mélanie n'est plus là.

NOTE : Le récit fait intervenir, en citation par l'acteur, les personnages de madame Fifine et celui de Bigoudi, le vendeur. On peut les considérer comme des personnages réels, ils peuvent n'être aussi que le fruit de l'imagination de Masculin.

EXTRAIT :

10/1 -

MASCULIN : C'était un jour sombre, comme un jour d'hiver. Je rentrais du bureau harassé. Des rumeurs incertaines nous parvenaient du ciel, de vagues grondements. Fifine m'attendait sur le pas de la porte.

(FIFINE) : Là-haut, chez vous, toute la journée, ce vacarme !

MASCULIN :  J'eus alors le pressentiment  d'un terrible malheur. J'escaladais précipitamment l'escalier. Dans la pièce principale Mélanie était toujours là. Je lui trouvais un air particulièrement calme et satisfait. Trop calme. Je ne fis qu'un bond dans la cuisine. Vision d'horreur. Je vis d'abord comme une gigantesque tache de sang. Ou plutôt des éclaboussures de sang. Le sol était jonché de lambeaux de velours rouge mélangés à un hachis de bois. D'Eugénie il ne restait rien, que des morceaux minuscules. Presque de la bouillie de ce qui avait été des pieds, des barreaux, un dossier, un siège.

(MASCULIN) : N'entrez pas, Fifine, n'entrez pas, c'est trop horrible.

MASCULIN :  Dans la pièce principale j'ai regardé Mélanie bien en face.

(MASCULIN) : Tu l'as fait. C'est toi bien sûr. Sinon qui ? Criminelle. Tu n'en veux pas d'autre ici. Tu ne veux que toi et moi. Je ne dirai rien, mais, promets-moi de m'aimer un peu. Je te demande, si c'est oui, de me sourire, comme la première fois.

(FIFINE) : Ca ne sert à rien, mon garçon, de vous mettre dans des états pareils. Descendons à la loge, buvons un schnaps, ça nous remettra.

(MASCULIN) : Vous avez raison, madame Fifine.

(FIFINE) : Tout se passera bien, vous verrez. Nous l'enterrerons dans la cave et personne n'en saura rien. Les sentiments s'exaspèrent dans la solitude, je n'aurais jamais cru à une telle violence. Vous ne pouvez plus grand-chose maintenant. le vaincu c'est vous.

11/1 -

MASCULIN : Passèrent plusieurs jours, peut-être des semaines. Fifine et moi ne parlions jamais du crime ni de ce qui avait suivi. L'enterrement dans la cave, la tombe, sur la terre fraîchement remuée un bouquet de violettes, un porte-bonheur, quelle dérision. Le nettoyage soigneux de la cuisine. La destruction de toutes les preuves d'achat, facture, emballage. Restait monsieur Bigoudi, le vendeur. Inutile de payer son silence ou de le supprimer, il avait certainement tout oublié, nous ne le reverrions plus. En cela nous nous trompions.

On approchait de la Saint-Jean. Déjà, devant les portes s'accumulaient les vieilleries bonnes à brûler. Pitoyable spectacle. C'est comme si les gens avaient retourné leur veste pour en montrer la doublure mitée. Dans ce quartier relativement cossu où les maisons rivalisaient de coquetteries extérieures on avait peine à croire que les caves, les greniers, les arrières-cours cachaient tant de rogatons. Et chaque année la même chose : vieilles planches, vieux buffets, armoires, canapés, fauteuils. Chaque année des cargaisons de saletés inutiles jetées à la rue. Des chaises aussi. Généralement des débris de chaises irrécupérables. La chaise plus que tout autre meuble a la vie courte. Sa mission finie, démodée, fatiguée, usée, en général irréparable, elle attend, résignée, le jour du grand feu purificateur.

Pourtant, un soir. Ce n'est pas mon habitude de traîner la nuit dans les rues, mais, par extraordinaire, il faisait beau. J'étais sorti faire un petit tour après la poire, le fromage et l'infusion. Je regardais d'un oeil distrait ces rebuts hétéroclites.
Soudain je vois.
Une chaise.
Une chaise, toute en rondeurs fleuries. Elle faisait grassouillette avec ses
bourrelets. Les pattes arquées, le dossier en corolle épanouie. Elle s'offrait, joviale, ouverte. On ne voyait qu'elle. Dans le tas elle rayonnait.

6/2

MASCULIN : Il a frappé le vieux : toc ! toc ! toc ! une fois de plus il a frappé.
(BIGOUDI) : Je suis venu l'an dernier, vous vous souvenez ?
MASCULIN : L'an dernier...il plaisantait.
Il tournait autour de la chaise. Bizarre !
Une chaise, il ne restait qu'un chaise dans la pièce, où étaient passé mes meubles, mes autres meubles ?
Je lui pose la question. Il ne sait pas.
Il tourne toujours autour de la chaise comme un imbécile. Au bout d'un grand moment il dit :
(BIGOUDI) : Vous me la vendez cette chaise ?
(MASCULIN) : Oui. Mais il faut me payer avec de l'argent nouveau. J'ai faim, j'ai soif, je veux descendre au café, boire, manger.
(BIGOUDI) : Pas de problème.
MASCULIN : Il sort de sa poche une poignée de billets de banque. Ils étaient comme les anciens mais d'un autre couleur. Il ajoute :
(BIGOUDI) : Si vous voulez, en plus, je vous invite. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir : de la choucroute ou des haricots ? du boeuf en daube ou du lapin chasseur ? un plat de lentilles ? Venez, n'hésitez pas, c'est un bonheur pour moi.
(MASCULIN) : On prend la chaise avec nous ?
(BIGOUDI) : On la laisse ici, elle ne se sauvera pas.
(MASCULIN) : On ne sait jamais.
(BIGOUDI) : Alors on la prend. Mais c'est ridicule, au restaurant ils en ont déjà. Je la sors sur le palier, ce sera toujours ça de fait. Je la reprendrai au passage, elle ne se sauvera pas.

7/2

MASCULIN : Eh bien si !
Elle s'est sauvée.
Quand nous sommes revenus du restaurant elle avait disparu.
Allons donc, pas possible, partir comme ça, une chaise, descendre seule les escaliers.
Ca m'embêtait pour l'argent. Bigoudi m'a assuré que ça ne faisait rien. Il m'avait payé quand elle était là. C'était à lui de s'en soucier, de la surveiller. Il avait été négligent. Tant pis.
(BIGOUDI) : Au fond, c'est mieux comme ça. On en est débarrassés. Qu'elle vive sa vie après tout, c'est son droit.
(MASCULIN) : Mais quand même, vous ?
(BIGOUDI) : Oh moi ! Une chaise de perdue, dix de retrouvées. J'en vends, j'en achète. Il en meurt parfois, mais, bon, ce sont les risques du métier. Il a continué longtemps à délirer. J'étais fatigué. J'avais envie qu'il parte. Je n'osais pas le lui dire pour ne pas lui faire de peine. Il avait été bon, m'avait invité à manger, donné du nouvel argent.
A la fin il est parti.
Il est parti et je suis resté. Alors là, plus du tout comme avant. J'avais sommeil, je voulais dormir. Quel inconfort un appartement vide. Il fallait pourtant. J'ai soigneusement fermé la porte. Je me suis allongé par terre. J'ai dormi. Je savais que demain ça serait mieux. J'en étais sûr. Demain tout s'arrangerait.