DU SANG SUR LA NEIGE
mélodrame pour une comédienne : durée 90 minutes
RÉSUMÉ DE L'ACTION :
Au bal annuel de l'orphelinat, Anesthésia Vougourovski fait la connaissance
du lieutenant Ivan Moujtepskine. Le temps d'une valse. Placée chez Grégoria
Crostazia, vieille bourgeoise, elle est harcelée par Fédor, le majordome
allemand. La mort de sa patronne lui fait perdre son emploi.
Dans la rue elle rencontre l'autre Ivan, révolutionnaire en fuite, il
l'entraîne dans le train de Vladivostok. Un incident sépare Anesthésia de
Ivan. Le train continue sa route. Anesthésia, seule dans la plaine enneigée,
réfugiée dans un abri précaire, porte secours à un loup blessé. Elle est
malheureusement arrêtée, emprisonnée, et comparait devant un lieutenant qui
se révèle être Ivan Moujtepskine. Il ne peut la sauver mais seulement
améliorer son sort. Au lieu de la maison de tolérance militaire elle
rejoindra les Soeurs de la Consolation.
Soeur Pétrouchka entreprend son initiation mais fait preuve, très vite, d'un
comportement bizarre. En fait c'est l'autre Ivan, le rouge, déguisé, qui
essaye ainsi de sauver sa peau. Dans la nuit elle se donne à lui, elle
l'aime.
Ivan Moujtepskine, le lieutenant, doit regagner Saint Petersburg et ordonne
à Anesthésia de le suivre. Dans le train il lui propose de l'épouser, elle
refuse. Ivre de rage il la livre à Stanislas, son aide de camp et Geuhoeurk,
son bourreau. Elle subit les pires outrages.
Le train est attaqué et elle peut s'enfuir avec Ivan le rouge qui, lui
aussi, a été pris et torturé. Après une nuit dans la neige, protégés du
froid par la meute du loup reconnaissant, au petit jour, ils aperçoivent un
train orné d'un drapeau rouge. Ils sont sauvés.
Devenue commissaire du peuple, Anesthésia n'est pas heureuse. Ivan, son
amant, la néglige. Elle a une rivale : Galina, militante pure et dure. Elle
a mis le marché dans les mains d'Ivan : il doit quitter Anesthésia sinon il
sera expulsé du comité. Lâchement Ivan accepte et Anesthésia se soumet à
cette décision.
Elle reçoit la visite d'une vieille mendiante qui se révèle être Ivan
Moujtepskine. Il l'aime toujours, il quitter la Russie avec elle, mais où
trouver un passeport ? C'est Ivan qui va les fournir. Galina, désireuse de
se débarrasser d'Anesthésia, les lui a donnés. Un pour elle et un pour qui
elle voudra.
En fait c'est un horrible traquenard. Sous le porche de l'église Sainte
Irina ou Anesthésia doit retrouver Ivan Moujtepskine la police est aux
aguets. Ivan est pris, Anesthésia échappe de justesse.
Elle réussit à prendre le train pour la Finlande. Elle se croit sauvée mais
Galina surgit, une arme à la main. Les deux femme luttent. Anesthésia a le
dessus, tue Galina et se débarrasse du cadavre.
Elle passe la frontière. C'est le début de son exil en Europe qui se termine
à Paris où son fils naît. Son fils, Ivan, à qui elle raconte sa vie.
EXTRAIT 1
1/1 - (prologue)
(ANESTHÉSIA, emmitouflée dans un grand manteau, un bonnet ou une capuche sur
la tête, assise dans un fauteuil, une canne à pommeau d'or à la main. Elle
frappe sur le sol avec sa canne puis s'adresse à son fils supposé être face
cour ou face jardin.)
ANESTHÉSIA : Silence, Ivan, freluquet, avorton. Du respect, mauvais fils. Du
respect pour ta vieille mère malade. Assied-toi et écoute la vie de celle
qui t'a donné le jour. Anesthésia Vougourovski, orpheline, traquée par les
blancs ; torturée, martyrisée par les rouges ; échappée, par miracle à la
fureur des loups et à la férocité des hommes. Anesthésia Vougourovski, qui
est toujours là, vivante. Anesthésia Vougourovski, ta mère, écoute, mon
fils, écoute...
(elle se débarrasse de ses hardes, se lève.)
(musique : valse de Strauss)
2/1 - (le bal)
ANESTHÉSIA : C'était hier.
C'était hier le grand bal, le bal fameux, celui dont on rêve toute l'année,
pour lequel on se prépare interminablement.
Ce grand soir va arriver, il arrive, il est passé. C'était hier.
La Tsarine a prêté deux salons d'un de ses petits palais de la ville. Nous,
les orphelines, sommes arrivées bien à l'avance, en rang par deux. Nous
avons attendu longtemps, assises sur des chaises d'acajou. Nous regardions,
éblouies, les ors, les lumières, les peintures. L'orchestre s'est mis en
place. Les élèves officiers sont arrivés, en grande tenue. Ils passaient
devant nous, saluaient en claquant des talons. Ils nous posaient des
questions auxquelles nous n'osions répondre. Ils nous demandaient une danse
et nous tendions nos carnets de bal. Ils inscrivaient leur nom pour une
valse, une mazurka, une polka piquée. Des domestiques en perruque poudrée
offrirent des rafraîchissements. J'ai pris un verre sans réfléchir. C'était
bon, pétillant, plein de bulles. Lorsque le domestique suivant est passé
j'ai pris un autre verre et je l'ai bu aussi. Je me sentais toute gaie,
toute légère.
Enfin l'orchestre a attaqué la première valse. La directrice de l'orphelinat
a ouvert le bal dans les bras du vieux général Dourakine. Mon cavalier est
venu me chercher. J'avais à peine entrevu son nom sur le carnet : Ivan.
Une valse. Je me suis laissé entraîner. Tout tournait autour de moi. A un
moment j'ai osé le regarder et nous sommes restés, les yeux dans les yeux, à
tournoyer, longtemps.
Ivan Moujtepskine. Je ne le reverrai jamais, bien sûr. Qu'a-t-il à faire
d'une orpheline. Une jeune fille sans fortune et sans espoir qu'on fait
danser par obligation un soir dans l'année.
C'était hier.
EXTRAIT 2
15/1 - (dans le train)
- ANESTHÉSIA : Le train repart. Il n'y a qu'un soldat avec moi, accroupi
dans un coin. Il sort sa pipe, l'allume et tire quelques bouffées, nous nous
regardons en silence.
- «Une femme ! On n'en voit pas beaucoup par ici, à part les putes du bordel
roulant. C'est là qu'ils vont te mettre. On en manque.»
Il se tait, longtemps. A l'autre extrémité du fourgon, dans l'ombre, des
chocs, le bruit d'une chaîne remuée.
- « Ah ! Une vache. Encore une. Comme les autres, elle aura tué son maître.
On l'envoie au bagne. Va savoir pourquoi, même si le patron les nourrit
bien, un jour, la folie les prend, un coup de corne, elles le tuent. Ca
arrivait autrefois, rarement, mais ça devient de plus en plus fréquent.
Avant on se contentait de les abattre, maintenant on les envoie au bagne.
Elles sont plus utiles là-bas, comme vous, les putes. N'essaye pas de me
pervertir. J'ai une fiancée au pays, je lui resterai fidèle. Même si tu
relevais tes jupes et me montrait ton saint-frusquin, je ne bougerai pas.
N'essaye pas de mettre la main entre les jambes, comme elles font les
autres, pour te soutirer des roubles. Je suis sage et je n'ai pas d'argent.
N'essaye pas.»
J'allais lui expliquer qu'il se trompait, que je n'étais pas celle qu'il
croyait.
J'allais lui raconter mon histoire mais le train s'arrêta.
16/1 - (le lieutenant)
ANESTHÉSIA : Je passais des jours interminables dans un réduit humide sur de
la paille pourrie, luttant à chaque instant pour échapper aux morsures des
rats.
Enfin, un jour, la porte s'ouvre, je suis extirpée de mon cachot, traînée
dans une pièce nue et jetée brutalement aux pieds du lieutenant. Lorsque je
lève vers lui des yeux suppliants je vois...
....un élégant jeune homme. Une fine moustache orne sa lèvre supérieure .
Malgré les traits légèrement mûris et l'ai sévère que lui impose sa
fonction, je n'ai pas de mal à reconnaître mon ancien cavalier : Ivan
Moujtepskine.
- Ah ! Monsieur, qu'allez-vous faire de moi ?
Il m'accorde à peine un regard plein d'un profond mépris. J'ai l'aplomb de
demander, moi qui ne suis pour lui qu'une de ces femmes sans aveu qui font
métier de leur corps. J'irai rejoindre mes compagnes. Les hommes ne manquent
pas ici et ils ont faim.
Les apparences sont contre moi et dans l'état pitoyable où me voici, il ne
peut guère reconnaître une jeune fille qu'il a, autrefois, serrée dans ses
bras.
Je ne me trompe pas, il est bien le lieutenant Ivan Moujtepskine. Ce même
lieutenant qui, il y a un an, au bal de l'Orphelinat de la Tsarine, demanda
une valse à Anesthésia Vougourovski qui la lui accorda. Il marqua même son
nom dans le petit carnet de bal aux pages vierges et ce carnet......le
voici.
- « Montrez. C'est ma foi vrai, c'est mon écriture. Il m'est arrivé parfois
de penser à ce bal et à vous, Anesthésia. Je pensais à vous comme à une
jeune fille pure et innocente. Comment avez-vous pu sombrer dans la
débauche et la dépravation ?»
- Mais c'est faux, horriblement faux. Est-ce ma faute si ma patronne est
morte, si ses héritiers sans pitié m'ont jetée à la rue. Est-ce ma faute si
des marins de la Baltique m'ont séquestrée dans un fourgon, battue, puis
jetée sur la voie parce que je leur résistais. Le pire pouvait arriver.
Ivan, je le proclame je suis vierge et aucun homme, à part vous, ne m'a
prise dans ses bras.
- «Je vous crois, Anesthésia, mais je ne peux pas, pour autant, vous libérer
et d'ailleurs où iriez-vous ? Je puis au moins adoucir votre peine. Acceptez
de vous joindre aux soeurs de la Consolation. Vous partirez au bagne avec
elles. Vous soignerez les malades, ce sera une vie de dévouement, mais, au
moins, vous serez bien traitée.»
EXTRAIT 3
09/2 (la mendiante)
- ANESTHÉSIA : Depuis une semaine, tous les jours, elle est là, accroupie
sous le porche, sale, vêtue de haillons sordides. Elle me regarde. Elle ne
dit rien.
Ce matin Ivan est parti, je suis un peu en retard, énervée à la pensée d'une
de ces réunions interminables dont je ne rentrerai qu'à la nuit. J'ouvre la
porte : elle est là devant moi, elle me barre le passage.
- «Excusez-moi, petite mère !»
Mais elle ne s'écarte pas. Qu'est-ce qu'elle veut ?
Elle le dit : «Des bons de pain».
Je n'ai pas de bons de pain, il faut aller au bureau d'approvisionnement du
quartier.
Elle y est allée, c'est bien là le problème. On lui a dit qu'elle n'est pas
du quartier.
«Elle n'est pas du quartier alors qu'on la voit tous les jours !».
On la voit tous les jours mais ça ne prouve pas qu'elle est du quartier.
- Ah !
- «Que faut-il faire pour prouver qu'on est du quartier ?»
Pour prouver qu'on est du quartier il faut être inscrit sur la liste du
bureau d'approvisionnement.
Alors qu'on l'inscrive.
Pas question, pour être inscrit il faut prouver qu'on est du quartier.
Et ainsi pas de bons de pain.
Ce qu'elle veut c'est que j'aille leur dire, moi, Anesthésia Vougourovski,
commissaire du peuple, qu'elle est du quartier, puisque je la vois tous les
jours.
Oui, je vous vois tous les jours mais je ne vous connais pas.